Syrie: "Il n'y a plus de rebelles modérés"
Ceci est la traduction (partielle) d'un article intitulé "Es gibt keine gemäßigten Rebellen mehr" publié par Jürgen Todenhöfer le 3 mai dans le journal allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung. De 1972 à 1990, Todenhöfer a été député au parlement allemand pour la CDU (le parti d'Angela Merkel). Jusqu'en 2008 il a été membre du conseil d'administration du groupe de médias allemand "Burda". Considéré comme membre de l'aile droite de la CDU, il a été un fervent supporteur de la politique américaine de soutien aux moudjahidine en Afghanistan. A cette époque il a effectué plusieurs voyages dans les zones de combat contrôlées par les moudjahidine. Par contre, depuis 2001, Todenhöfer est connu comme opposant aux interventions des Etats-Unis en Afghanistan et en Iraq. Il a également visité ces zones de conflit, ainsi que plusieurs pays du "Printemps arabe".
C'est le printemps à Damas. Devant moi, dans un logement pauvre de Damas, est assis Salem, un commandant rebelle de 27 ans. Il appartient à l'"Armée Syrienne Libre" (ASL) qui est considérée en Occident comme modérée. [...] Il dit:
"Nous nous battons jusqu'à ce que le régime tombe. S'il faut, encore pendant des années, même si la moitié des syriens mourront. Nous voulons un califat islamique tel qu'en Arabie Saoudite, mais pas seulement pour les riches, aussi pour les pauvres. Ce n'est pas pour votre démocratie que nous mourons."
Salem rapporte que beaucoup de ses combattants passent au Jabhat al-Nosra, la filiale d'Al-Qaïda. Selon lui, avec plus que 300 dollars par mois, ce groupe paie ses combattants le double. Al-Nosra aurait aussi de meilleures armes. Comme "avant-garde de la révolution" al-Nosra peut choisir les meilleures armes parmi celles livrées par l'étranger. Cela ne dérange pas Salem. Selon lui, ils se battent pour la même théocratie, mais Al-Qaïda poursuit des objectifs à l'échelle globale, alors que l'ASL n'a que des visées nationales. Que l'"opposition en exil" prenne parfois prudemment ses distances avec al-Nosra est sans importance. Selon Salem, elle ne joue aucun rôle à l'intérieur de la Syrie.
Dans une prison je rencontre trois combattants présumés d'Al-Qaïda: un iranien, un turc et un palestinien. Seul le trentenaire d'Haïfa qui a vécu longtemps comme réfugié en Syrie se revendique ouvertement d'Al-Qaïda. [...]
Selon lui, après la Syrie, Al-Qaïda attaquera l'Europe et les Etats-Unis. Ses yeux brillent à l'idée "de se faire exploser à New York". Que cela cause la mort d'innocents ne l'intéresse pas. Que le coran interdise le meurtre d'innocents non plus. Comme le rebelle Salem, il considère que "l'établissement d'un califat est plus important que la vie de 10 millions de syriens". [...]
A deux reprises, je parle avec le président Assad. [...] Je l'interroge sur ses objectifs. Il cite "la libération de la Syrie d'Al-Qaïda" et le "rétablissement d'une société séculière à l'intérieur de laquelle toutes les religions ont une place"; musulmans, chrétiens, tous. Il se dit prêt à des concessions importantes pour permettre une paix équitable. [...]
C'est mon sixième voyage en Syrie depuis le début des troubles. J'ai discuté longtemps avec des représentants de l'opposition et des heures avec le président syrien. Ce qui a commencé comme un soulèvement démocratique légitime a dégénéré en un mélange de conflit sectaire fanatique et une guerre par procuration contre l'Iran. [...]
La majorité silencieuse en Syrie regarde cette guerre avec horreur et stupéfaction. J'interroge un médecin qui se situe quelque part entre les fronts sur le rôle d'Assad. Il répond que "surtout au début, Assad a commis des erreurs. Mais il n'est pas Staline, plutôt Poutine".
En coulisses, l'Arabie Saoudite et le Qatar tirent les ficelles. Ils ont permis à Al-Qaïda un triomphe phénoménal. J'ai vu Al-Qaïda en Afghanistan, au Pakistan et en Iraq. Comparé à Al-Nosra, c'étaient des organisations insignifiantes. La véritable ascension d'Al-Qaïda a eu lieu en Syrie. Avec chaque jour qui passe dans cette guerre, Al-Qaïda devient plus puissant, plus attrayant et même plus respecté. Les chaînes Al Jazeera et Al-Arabiya couvrent quotidiennement leurs "exploits". Peter Bergen, un expert américain reconnu, appelle al-Nosra le groupe combattant "le plus efficace et le plus discipliné" contre Assad et capable un jour d'"attaquer l'Occident".
Les livraisons d'armes et l'aide financière venant de l'Arabie Saoudite et du Qatar et approuvé par Washington ainsi que le soutien occidental aux rebelles attise le conflit syrien. Cela a l'effet d'un plan Marshall pour Al-Qaïda. De facto, les apprentis sorciers américains font le jeu d'Al-Qaïda. Certes, officiellement ils continuent à miser sur les "rebelles modérés". Mais ceux-là n'existent plus. La politique américaine au Moyen-Orient n'a été rarement plus myope et dangereuse.